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La révolution Dalkurd
Fondé par un groupe d'immigrés kurdes en 2004, le club de Dalkurd a gravi les échelons pour atterrir dans l'élite du championnat suédois, qui a débuté début avril. Le tout en s'assumant comme le porte-étendard d'une diaspora kurde qui peut désormais aussi s'affirmer à travers le football.
Vue de loin, l’histoire a quelque chose de vaguement improbable. Fin octobre dernier, le club de Dalkurd montait pour la première fois de sa courte histoire en première division suédoise. Un exploit sportif pour les uns. Un achèvement politique pour les autres, alors que l’équipe, créée en 2004 par des immigrés kurdes, est devenue bien plus qu’un simple club de foot. Mais aussi un moyen pour des milliers de Kurdes de se sentir représentés à travers le sport, alors que la création du Kurdistan relève encore du fantasme géopolitique.
Internationale kurde
Pourtant, à la base, Dalkurd n’est qu’un projet modeste, porté par quelques potes qui décident de fonder un club de foot à Borlänge, à 200 bornes au nord de Stockholm. Des Kurdes, pour la plupart immigrés politiques, bien dans leurs baskets au sein de la société suédoise. « Tout a commencé comme un projet social plutôt que comme un club de football » , confie l’actuel président et co-fondateur du club Ramazan Kizil. « Nous étions en sécurité en Suède… Avant de venir ici, nous ne connaissions pas ce sentiment. Nous pouvions être arrêtés, tués par balle ou torturés… Nous avons pensé :« Que pouvons-nous, en tant que Kurdes, faire pour la société qui nous a tant donné ? » » D’autres joueurs, recalés par le club local de l’IK Brage pour avoir été à l’origine de quelques dissensions dans le vestiaire, ne tardent pas à rejoindre l’équipe, qui monte rapidement les échelons du football suédois.
En 2009, le club aligne cinq promotions consécutives, et évolue en division 3. Avant de goûter aux délices de l’élite nationale cette saison. Entre-temps, l’équipe a su se servir de son ascension sportive pour valoriser son activisme politique. Subtil mélange de joueurs kurdes de toutes les nationalités et de suédois de toutes les origines, Dalkurd a pour blason le drapeau du Kurdistan. Et revendique à la fois son ancrage local et son soutien à la cause kurde. D’où le nom du club, contraction de Dalarna, la province suédoise de la ville de Borlänge où le club évolue, et du mot kurde. « J’ai découvert Dalkurd sur les réseaux sociaux il y a quelques années » , raconte Agri Ismaïl, un supporter du club dont les parents kurdes ont quitté l’Irak pour la Suède dans les années 1980. « Je me suis rapidement mis à suivre les matchs de l’équipe sur Internet. Il faut bien se rendre compte qu’avant Dalkurd, les Kurdes ne savaient pas vraiment ce qu’était la fierté de supporter sa propre équipe. Quand la Coupe du monde arrive, les Kurdes ne soutiennent habituellement personne. Les joueurs de Dalkurd ont comblé ce vide. » Un projet qui a globalement conquis l’opinion suédoise : « Au départ, le club était plus une curiosité qu’autre chose, mais aujourd’hui, il a une belle cote de popularité en Suède, c’est clair. »
L’exception suédoise
Le sociologue Barzoo Eliassi, professeur à l’université suédoise de Linnaeus et spécialiste de la question kurde, rattache ce succès à celui du fameux modèle multiculturel suédois. « Dans les années 1970, la Suède a abandonné sa politique d’assimilation vis-à-vis des migrants, pour privilégier l’intégration. C’est le moment où les premiers migrants kurdes arrivent dans les pays. Ils ont bénéficié d’aides financières, mais aussi d’une liberté d’expression et d’une tolérance inédite : ils ont pu écrire et même publier dans leur langue d’origine. Beaucoup de livres en langue kurde sont d’ailleurs publiés en Suède, qui abrite même l’une des plus grandes bibliothèques kurdes au monde. » Un terrain d’expression favorable à l’épanouissement d’une diaspora kurde qui a un bon paquet de choses à dire : « La première vague de migrants kurdes qui se rend en Suède le fait avant tout pour des raisons politiques et éducatives. Elle était très éduquée, cultivée et politisée. Aujourd’hui, la diaspora kurde suédoise reste très engagée et on retrouve cet esprit, cette conscience kurde, non seulement à travers la culture classique comme la littérature, mais aussi désormais à travers le sport, comme c’est le cas avec Dalkurd. »
« Les habitants du Kurdistan soutiennent le Real, Barcelone ou Dalkurd ! »
Symbole de cet activisme, le capitaine de Dalkurd, Peshraw Azizi. Un type débarqué en Suède à douze ans, dont le père était un soldat peshmerga qui se battait pour l’indépendance kurde. De quoi lui donner envie de poursuivre le combat sur les terrains de foot. Mais aussi en dehors, en se rendant plusieurs fois ces dernières années au Kurdistan afin d’organiser des stages de foot l’été, pour des enfants réfugiés des conflits qui sévissent en Syrie et en Irak. Le défenseur de Dalkurd va même jusqu’à parfois monter au front, comme lorsqu’il visite un camp militaire pour saluer des Peshmergas qui combattent Daech : « Ce qui est fou, c’est que l’un des soldats m’a reconnu et m’a demandé : « Que fais-tu ici Pacha ? » » explique Azizi. « J’étais choqué. Il m’a dit: « Je te suis depuis trois ans. Vous jouez pour notre équipe et vous êtes le meilleur joueur de football. Tu ne devrais pas être ici… » Alors j’ai réalisé que les gens là-bas nous aiment et nous suivent. Aujourd’hui, les habitants du Kurdistan soutiennent le Real Madrid, Barcelone ou Dalkurd ! »
Signe du succès du club, sa popularité sur les réseaux sociaux. Quand le Malmö FF, 20 fois champion de Suède et formation la plus titrée du pays, plafonne à 180 000 fans sur Facebook, la page des supporters de Dalkurd en regroupe plus de 1,4 million. Peut-être parce que Dalkurd, avec ses joueurs conscientisés, ses supporters et ses drapeaux kurdes en tribunes, incarne physiquement l’idée d’une indépendance et d’une identité kurde à part entière. « Quelque part, c’est un peu notre équipe nationale à nous » , reconnaît Agri Ismaïl. « Ne pas avoir d’État, c’est un sentiment indescriptible, poursuit Barzoo Eliassi. Pour les Kurdes, c’est un vrai dilemme : si un Kurde dit par exemple qu’il est turc, ça revient à nier l’existence du Kurdistan. Voilà pourquoi un projet comme celui de Dalkurd a du succès : l’équipe rend concrète l’idée d’un Kurdistan et d’une identité globale kurde. » Tout sauf anodin, alors que la création d’un État kurde n’est, semble-t-il, pas près de voir le jour. « Vous pouvez vous battre avec des armes ou avec un ballon, conclut Barzoo Eliassi. Les Kurdes de Suède ont choisi la deuxième option. Et ça ne leur a pas trop mal réussi, non ? »
Par Adrien Candau
Propos de Barzoo Eliassi et Agri Ismaïl receuillis par AC, ceux de Ramazan Kizil et Peshraw Azizi issus du Guardian