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Il faut sauver le Joga Bonito

Par Mathias Edwards et William Pereira, à Rio / Propos de S.Batuta et Rivellino recueillis par JPS
6 minutes
Il faut sauver le Joga Bonito

Sur le chemin que le Brésil est en train de se frayer tant bien que mal pour décrocher son sixième titre mondial, la prochaine embûche sera colombienne. Un obstacle que Neymar et ses gars tenteront de franchir à grands coups de longs ballons, plus qu'en jeu à une touche de balle. Comme depuis pas mal d'années.

Tout le monde l’aime, le fantasme, mais personne n’en connaît réellement la définition. Ou plutôt, tout le monde en a une différente. Certains, comme Charles Camporro, l’ancien directeur sportif des Girondins aujourd’hui recruteur au Brésil, avouent même « ne pas savoir vraiment ce que c’est » . Mais tout le monde s’accorde sur une chose : il fait partie de l’histoire ancienne, et c’est bien dommage. Lui, c’est le beau jeu brésilien, plus communément appelé « Joga bonito » , depuis que Nike a décidé de marqueter le terme apparu pour la première fois en 1958, profitant d’un Ronaldinho tentant d’en faire sursauter l’encéphalogramme à grands coups de virgules. Définitivement enterré, le football samba jadis pratiqué par la Seleção publie aujourd’hui une autopsie qui mouille un paquet de suspects.

Rivellino : « Tu ne peux pas toujours marquer des buts, mais tu peux toujours créer du jeu. »

À l’heure de remplir le banc des accusés, c’est Silva Batuta qui tire le premier. Pour l’ancien international brésilien, âgé aujourd’hui de 74 ans, c’est la mort du romantisme qui a entraîné dans sa chute la fin du jeu à la brésilienne tel qu’il l’a pratiqué lors de la Coupe du monde 1966. « Aujourd’hui, tout est synthétique, même dans la manière de chanter l’hymne. Les mecs ne jouent plus par plaisir mais pour l’argent » , regrette l’ancien attaquant de Flamengo. Cette pression financière, qui rend aujourd’hui la victoire obligatoire, laisserait selon notre homme les fantasques, amoureux du beau geste et de caresses plus que de frappes chronométrées, sur le côté. La thèse se tient, et fut confirmée en 2010 par Luís Fabiano, alors attaquant sous les ordres du cynique Dunga, qui déclarait que « s’il faut jouer sale pour gagner, nous le ferons » . Des paroles qui rendent bien triste Rivellino. Champion du monde en 1970 avec un Brésil flamboyant, l’homme regrette qu’aujourd’hui, « tout le monde ne parle plus que de mettre des buts » , sans penser à la préparation. « Tu ne peux pas toujours marquer des buts, mais tu peux toujours créer du jeu. Les passes, les redoublements de passes, le mouvement, permettent au but d’exister. Un but ne tombe pas du ciel tout seul, et ça, on a tendance à l’oublier. Quand tu entends les joueurs d’aujourd’hui, ils ne parlent pas d’attaquer, mais de mettre des buts. Cela me rend triste. Ils mettent la charrue avant les bœufs. Nous on n’était pas des attaquants, on était des joueurs à vocation offensive. C’est différent. On recherche trop l’efficacité aujourd’hui et c’est dommage. » Vampeta, une autre belle moustache auriverde, accuse de son côté les clubs et leur modèle économique, qu’il juge nocif pour le football traditionnel brésilien. « Le problème, c’est que les clubs ne pensent qu’à former des joueurs grands et costauds, adaptables au football européen, qu’ils pourront vendre plus facilement. Si tu as un mec au-dessus du lot techniquement, mais trop petit et pas assez costaud, il sera laissé de côté. »

Pression et beau jeu, l’impossible mélange

Les coupables désignés, reste à déterminer la date du décès. Pour Rivellino, le cœur du Joga Bonito ne bat plus vraiment depuis peu après le Mondial mexicain de 1970. Mais avant de partir, il a pris soin de remplir sa carte de donneur d’organes. « Le Brésil de 1970 ne représente pas la fin d’une époque, au contraire. En 1974, les Hollandais ont eux aussi prôné le football offensif. Est-ce que cette Hollande-là aurait existé sans le Brésil 70 ? Je ne sais pas, mais une chose est sûre, ils auraient fait les choses différemment. Le véritable point commun entre la Seleção des années 70 et la Hollande 74, c’est l’occupation de l’espace. Dans le football, si tu maîtrises l’espace, tu maîtrises le ballon. Donc l’adversaire et le match. L’Espagne d’aujourd’hui a compris ça aussi. Ces trois sélections-là sont des équipes qui prennent du temps pour préparer une action. Beaucoup de gens disent : ‘Leurs passes sont stériles !’. Pour moi, aucune passe n’est stérile si tu as une idée de ce que tu veux faire. L’Espagne, le Brésil 70 et la Hollande, ont en commun du talent, de la qualité et une envie de jouer. » Vampeta voit un soubresaut de Joga Bonito dans la Seleção de 2002. La sienne, forcément. « Quand tu vois l’équipe dans laquelle je jouais, tu avais des mecs comme Ronaldo, deux fois meilleur joueur du monde, Rivaldo une fois, Kaká une fois aussi et Roberto Carlos, deuxième meilleur joueur du monde cette année-là. Et depuis, on n’a rien, on cherche les grands talents. On a qui, à part Neymar ? » , lance l’exhibitionniste. Et force est de constater que l’ancien Parisien n’a pas tort. Sorti de son 10 peroxydé, ce Brésil n’est pas bâti pour multiplier les vues sur Youtube. Le Joga Bonito est une affaire d’équipe, un homme seul ne peut l’incarner. Romário en est le meilleur témoin. Tout génie qu’il était, son talent ne suffisait pas à faire briller son Brésil, celui qui a accroché la quatrième étoile au maillot or en 1994. Tout comme Neymar ne peut à lui seul transformer cette Seleção laborieuse (mais capable de s’asseoir sur le toit du monde) en entreprise de spectacle.

Mais est-ce bien raisonnable de reprocher au Brésil contemporain de sacrifier le Joga Bonito au profit du résultat ? Champion du monde avec Romário et le « professor Parreira » , comme il aimait l’appeler, Dunga a un avis bien tranché sur la question. « Je trouve les critiques envers ma génération injustes. Il faut comprendre que la pression qu’il y avait sur nos épaules était énorme, car cela faisait 24 ans que le Brésil ne gagnait plus la Coupe du monde. » Le « futebol arte » est un jeu qui transpire la joie et réclame un relâchement total de la part de ceux qui le pratiquent. En ce sens, le point de vue de l’ancien capitaine de la Seleção se défend. Comment penser à tenter un petit pont, à faire une roulette au milieu de terrain, à attaquer à dix, si c’est pour rentrer bredouille et se faire fusiller par la presse au retour au pays ? Comment avoir pour but autre chose que la victoire lorsqu’on doit chasser la malédiction du Maracanaço, 12 ans après avoir gagné la Copa pour la dernière fois ? Le Joga Bonito n’est peut-être que simplement plongé dans un coma profond. En 2006, le Brésil des Robinho, Ronaldinho et Adriano, s’éclatait sur le terrain avant de plier devant un Zizou stellaire. Qui sait, si Scolari ajoute un sixième astre sur le maillot brésilien, la Canarinha redeviendra peut-être l’apôtre du beau jeu que tout le monde fantasme et mettra un terme au débat. D’ici là, il faudra se contenter de ce Brésil de sous-marque.

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