- Interview Tactique
Gourcuff : «Je me suis inspiré de Sacchi»
Les années et les joueurs passent mais Lorient est toujours identifiable grâce à son organisation tactique. Un 4-4-2 “en ligne”, comme Chelsea et ManU mardi. L'occasion de parler des spécificités du schéma avec l'homme derrière tout ça, Christian Gourcuff.
Christian, à Lorient, le 4-4-2, c’est plus qu’une religion, c’est carrément le nom du magazine distribué aux supporters.
C’est déjà une organisation en zone. Pour moi, le 4-4-2 “en ligne”, c’est à la fois le système le plus rationnel et le plus souple. Le plus rationnel d’abord en ce qui concerne l’occupation de l’espace et les changements opérés lorsqu’on passe d’une phase défensive à une phase offensive. Le plus souple aussi parce qu’il permet de s’adapter à toutes les qualités individuelles des joueurs.
Sur les côtés, dans l’axe, votre équipe semble avant tout fonctionner par paires.
Il y a des relations fortes par paires, mais aussi beaucoup de triangles. Les joueurs occupent une zone avant de charger un joueur. Je me suis beaucoup inspiré de ce qu’a fait Sacchi, notamment en ce qui concerne les zones de couverture. Comme le marquage n’existe pas, il faut la participation de tous. Derrière, on se sert pas mal de ce que j’appelle le 1+3 : un qui sort sur le porteur et trois qui couvrent derrière. Ensuite, le fait de jouer “en ligne”, ça permet d’optimiser l’espace, d’utiliser la largeur pour mieux, en phase offensive, voir un milieu excentré rentrer alors que son latéral déboule. Pour les milieux axiaux, ils ne sont pas réellement à plat. Il y en a toujours un qui monte, et un qui reste en retrait.
Et pour les attaquants ? Le fait d’être à deux devant permet de plus peser sur la défense adverse.
L’idéal, c’est qu’il y en ait un qui rentre dans le jeu et un qui parte en profondeur. Et qu’ils puissent intervertir leurs rôles, histoire de mieux déstabiliser la défense. En même temps, l’an dernier, on jouait avec Vahirua et Gameiro, ils faisaient donc plutôt toujours la même chose, mais ça ne les a pas empêchés d’être efficaces. Quand on joue à une pointe, le jeu est trop stéréotypé. Quand on est à deux, déjà, ça permet d’avoir un soutien parce que généralement, ils ne sont pas loin l’un de l’autre. Et puis, nous n’y perdons pas au change défensivement. Parce qu’ils forment aussi une première ligne de harcèlement efficace. Quand on n’a qu’un attaquant, il lui est impossible de couvrir toute la largeur. C’est l’exemple de Barcelone : une grosse capacité de pressing, mais pas seulement. Lorsque l’adversaire récupère le ballon, il est déjà usé par les efforts qu’il a dû faire pour l’obtenir parce que l’équipe d’en face a au préalable tout fait pour le faire courir.
Pour ça, il faut que les joueurs derrière se tiennent à une distance respectable de leurs attaquants. Pour ne pas écarter les lignes.
On ne peut pas demander de faire un pressing haut si tout le bloc ne suit pas. En Ligue 1, on voit de plus en plus d’équipes qui se concentrent sur le deuxième ballon. On laisse juste ses deux centraux derrière et on harcèle après la première passe. Je ne suis toujours pas convaincu.
Chelsea, la Juventus, Manchester United par moments jouent aussi avec ce schéma. Vous en pensez quoi ?
Chelsea, ce n’est pas trop ma tasse de thé, je ne pourrais pas dire. La Juve, j’ai vu des extraits de match cette saison, sur le plan défensif, c’est assez carré. Les règles sont respectées lors des phases de travail de la zone adverse : ils sont toujours à trois derrière, si un latéral monte, l’autre resserre dans l’axe. Pareil dans la phase de finition, ils sont trois au milieu, un latéral, milieu ou défenseur selon la situation, venant systématiquement compenser les autres montées. Manchester, pareil, c’est très carré. C’est marrant, au niveau du replacement, là où j’avais vu le plus de similitudes avec Lorient, c’était à l’époque du Liverpool de Benitez. Déjà, lorsqu’il officiait à Valence, je voyais des coïncidences troublantes en ce qui concerne le respect des distances, le respect des couvertures. Les informations circulent en Europe…
En attendant, Benitez, il s’est cassé les dents à l’Inter avec un vestiaire plein d’ego.
Le très haut niveau nécessite la discipline collective, à l’image du Barça. Et l’adhésion, il y a plusieurs façons de l’avoir. A la Mourinho, ce n’est pas vraiment de la crainte parce que c’est un extraordinaire fédérateur, ou comme Barcelone, avec une notion de plaisir. Mais l’équilibre est fragile. On est dans une société de plus en plus individualiste, ce message, ça ne va pas être évident de le faire perdurer.
Lorient semble à l’abri. Gameiro et Amalfitano ne semblent pas être les meilleurs amis du monde en dehors du terrain pourtant, sur le pré, ce sont des frères.
Mais c’est un gros frein à la performance collective. C’est un problème de relationnel et croyez-moi, ça y joue aussi, quoi qu’il arrive. C’est même une barrière à l’évolution.
En parlant d’évolution, on loue souvent Lorient pour son recrutement judicieux. Mais au final, les joueurs donnent leur pleine mesure car dans ce schéma, un milieu combine les tâches défensives et offensives, son jeu est mis en valeur. Vous pourriez presque prendre n’importe quel pro que ça collerait.
Tout à fait. Le travail qui est fait permet aux joueurs de s’épanouir. Qu’il s’agisse de profils différents, comme Romao, qui est plus dans la percussion physique, ou Mvuemba, qui est plus dans un jeu de passes, tous ont la possibilité de participer au jeu offensif. On est dans la notion de plaisir, évoquée tout à l’heure.
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Et quand un Jallet part de Lorient, il cartonne à Paris. Ce n’est pas un hasard.
Jouer ici, avec ce schéma, ça donne des repères. Lorsqu’il quitte Lorient, j’espère qu’un joueur a des repères dans le jeu, mais aussi des valeurs. On parlait des milieux axiaux mais pour les latéraux aussi, c’est quelque chose. Jallet, à Niort, il jouait milieu centre. Jérémy Morel, c’est un attaquant de formation. Ils se sont retrouvés sur le côté derrière, et ils se sont rendu compte que c’était le poste où l’on participe énormément au jeu.
Ailleurs, un joueur aurait préféré ses stats personnelles. Amalfitano par exemple n’aurait pas voulu jouer sur un côté.
Ça n’a pas été facile. Et encore aujourd’hui, il ne l’admet pas facilement. C’est tellement mieux quand un joueur accepte de se libérer totalement. Surtout dans ce rôle là : on trouve aujourd’hui peu de joueurs excentrés alors que c’est ceux qui touchent le plus de ballons.
Et si Zidane avait fait sa post-formation à Lorient, à quel poste aurait-il joué ?
J’en aurais fait un deuxième attaquant, même si cela demande de la complémentarité, parce qu’il aurait dû se trouver obligatoirement avec un joueur capable de prendre la profondeur en permanence. C’est un peu les limites de ce système : si tu n’as pas de milieux capables de faire la différence sur les côtés, pas d’attaquants capables de prendre la profondeur, tu es inoffensif. A ce moment-là, il vaut mieux jouer en losange, avec un milieu dense capable de récupérer beaucoup de ballons, comme ce que faisait Ancelotti à Milan avec sa formation sapin. C’était assez simple pour les qualités des uns et des autres.
Pour finir, est-ce qu’il y a un joueur que vous trouvez sous-utilisé à Ligue 1 ? Qui serait bien meilleur dans votre formation ?
Il faut respecter les choix des entraîneurs en place, ça ne se fait pas… Bon, c’est juste une réflexion, mais prenons le cas de Fabrice Abriel. Il jouait devant la défense à Paris et tantôt dix, tantôt milieu droit à Amiens et Guingamp. Ici, au milieu, dans l’axe, il a pris une autre dimension avec ses grosses qualités dans la récupération du ballon. Et à Marseille, il n’a que peu été utilisé dans ce rôle. L’an dernier, il a remplacé Lucho. Mais moi je l’aurais fait jouer avec Lucho, légèrement plus bas. C’est un joueur qui a de grandes qualités et qui n’a pas eu la carrière qu’il aurait dû avoir. Mais bon, je dis ça, je ne suis pas à la place de Didier Deschamps.
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