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Dmitri Chostakovitch et le « ballet des masses »

Par Matthieu Rostac
6 minutes
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Aussi fou que cela puisse paraître, le chétif et valétudinaire Dmitri Chostakovitch, considéré comme le plus grand compositeur du XXe siècle, était un féru de ballon rond. Des équipes de Leningrad, précisément : le Dynamo d'abord, le Zénith ensuite. À tel point qu'il consacrera au « ballet des masses » un opéra, L'Âge d'Or, en 1930. À l'occasion de la reprise de Premier-Liga, retour sur une histoire d'amour qui dura près de cinquante ans.

En plein entre-deux-guerres, en difficulté avec un corps qui ne lui laisse que peu de répit et sans doute broyé par le tumulte culturel de Leningrad, le talentueux et très demandé Dmitri Chostakovitch partait souvent en retraite pour composer sonates et autres symphonies qui sonnaient doucement aux oreilles des esthètes soviets. Et rien ne pouvait troubler cet ordre. Ou presque. En fan inconditionnel du Zénith de Leningrad, Chostakovitch n’hésitait jamais à perturber ses plans créatifs chaque dimanche pour une bonne dose d’hystérie collective dans l’antre du Stade Petrovski. Parfois même, en déplacement dans le parcage visiteur. Et ce, toujours aux premières loges. Maxime Gorki, proche du compositeur, qualifiera même ce dernier de « fan enragé, qui se comporte comme un gamin, bondissant, criant et gesticulant » au sortir d’un match.

Chostakovitch, ce footballeur frustré

Pour autant, avec ses petites lunettes rondes et son attaché-case, Chostakovitch jurait avec le reste des travées, composé essentiellement d’ouvriers. Et avec le reste de l’intelligentsia leningradoise, de surcroît, tant les classes étaient nomenclaturées. Un jour, deux fans éméchés assis dans la même travée lui demandent ce qu’il fait dans la vie. « Compositeur » . « Oh, si tu veux pas dire ton métier, le dis pas ! » s’entendra répondre l’auteur célèbre en France pour la musique des pubs CNP Assurances. Mais imaginer que Chostakovith n’est rien de plus que la version primitive du hipster qui viendrait s’encanailler au Stade Bauer serait se tromper. Non, Chostakovitch aimait le football pour sa spontanéité, son honnêteté et surtout sa beauté, avec sa « vision idéalisée du jeu » comme l’exprima Isaac Glickman, un ami proche. D’ailleurs, dans les années 30, son joueur préféré n’était autre que Piotr Dementiev du Dynamo Leningrad. Un homme que l’on surnommait la « danseuse étoile » . Mais plus que tout, le compositeur s’abreuvait de l’ambiance du sacro-saint stade « parce que c’est le seul endroit du pays dans lequel on peut dire la vérité sur ce que l’on voit » . En 1935, du haut de ses 29 ans, il passa le concours d’arbitre, qu’il remporta haut la main. Il n’arbitrera jamais de match officiel mais nombreux étaient les proches qui narraient ses exploits d’arbitre, perché dans un arbre, lors de parties de foot organisées dans son jardin. Mieux, le football faisait partie du processus créatif de Chostakovitch. De son propre aveu, le compositeur a toujours rêvé d’écrire un hymne de football. Ambition qu’il satisfera – presque – en 1930, en composant la musique du ballet L’Âge d’or. L’histoire d’une équipe de football soviétique qui, lors de sa tournée en Europe, découvre la débauche des vils Occidentaux. Une pièce que Chostakovitch n’aimait pas plus que ça, doublée d’un tollé à sa sortie, notamment parce qu’il intègre des danses modernes. De toute façon, le football, le compositeur le vivait en solo. Ou, tout du moins, en tout discrétion. Un jour où un journaliste l’appelle pour l’interroger sur son opéra Le Nez, Irina Goncharova, la femme du compositeur, répondra à voix basse : « Pouvez-vous me rappeler dans vingt minutes ? Dmitri est en train de regarder la fin de Zénith-Spartak Moscou… »

Chostakovitch, ce journaliste frustré

Surtout, la spécialité footballistique de Chostakovitch, c’était la prise de notes. Oui, Chostakovitch était un nerd. Dans un livret qu’il surnommait son « registre » , il tenait à jour tous les résultats du championnat soviétique, y renseignait les noms des joueurs et des buteurs ainsi que les compositions d’équipes et les résumés précis de matchs. Parfois, il y ajoutait des coupures de journaux concernant le Zénith. Parfois, aussi, il gribouillait son football au dos de ses partitions par manque de papier. Valentin Kogan en savait beaucoup sur la passion qui agitait Chostkovitch. Ingénieur du régime qui s’était rêvé footballeur, ce dernier s’était lié d’amitié avec le compositeur. En résulta une correspondance épistolaire de cinquante-trois lettres quasi-entièrement consacrée au football. Chostakovitch échangera aussi avec Arkady Klyachkin, journaliste de football, dont la première missive débutera par ces mots : « La saison démarre. Mécaniquement, je suis fan du Zénith, bien que cela m’apporte parfois plus de peine que de joie » . Des échanges qui se transformaient parfois en instruments de résistance. Alors qu’il avait dû rallier Moscou suite à l’invasion nazie sur les bords de la Neva, Chostakovitch relatait dès qu’il le pouvait à ses amis les événements du match héroïque Dynamo contre Nevsky Zavod qui s’était déroulé le 31 mai 1942 dans un Leningrad assiégé. Pourtant, tel un oiseau en cage, le simple fait de suivre assidûment le football ne suffisait plus à Chostakovitch : il veut connaître le football de plus près, le sentir, le vivre. Un été, alors que sa femme s’est absentée, le compositeur décide d’inviter l’équipe du Zénith à dîner chez lui, comme un ado timide qui organiserait une boum dans le dos de ses parents. Au départ gênés mais l’alcool aidant, les footballeurs et le compositeur passent un agréable soirée, conclue par un « petit quelque chose » joué au piano par Chostakovitch pour les gars du Zénith. Une fois ses convives partis, le compositeur lâchera, admiratif, cette phrase : « Bien, nous avons été présentés aux héros des pièces footballistiques qui continuent à nous protéger du haut de leurs cimes. »

La Coupe du monde, l’autre frisson de Dmitri

Pourtant, et tout dissident du régime qu’il était, Chostakovitch aurait bien vu l’URSS être sur une plus haute cime que les autres nations du football. Tous les quatre ans, pendant la Coupe du monde, le compositeur se prenait d’affection pour l’une des plus belles équipes que l’URSS ait connue, menée par Yachine, Ponedelnik, Netto et autre Ivanov et qui remportera l’Euro en 1960. En 1966, il avait même prévu de faire le déplacement en Angleterre pour assister en fan lambda à la reine des compétitions de foot, dans l’espoir de voir l’Armée Rouge soulever le trophée Jules-Rimet pour la première fois de son histoire. Sauf que non : pendant que l’URSS se faisait battre par le Portugal d’Eusébio en petite finale, Chostakovitch restait cloué au lit pour cause de santé capricieuse. Rebelote en 1974 : dans un état déplorable, le compositeur suivit néanmoins un Mondial allemand orphelin de l’URSS après la mascarade orchestrée lors du match de qualification du 21 novembre 1973. Chostakovitch décédera plus d’un an plus tard, le 9 août 1975. Quelques semaines avant son dernier souffle, il demandera à sa femme de venir à l’hôpital pour qu’ils écoutent ensemble, au transistor, le match du Zénith. Sans doute le dernier de sa vie. Bien des décennies plus tard, le souhait le plus cher de Chostakovitch – mêler le baller artistique au « ballet des masses » – semble s’être exaucé. Lorsqu’il quitte son poste de Directeur général du Zénith Saint-Pétersbourg au milieu des années 2000, où Ilya Cherkasov atterrit-il ? À la direction de l’Orchestre Académique et Philarmonique de Saint-Pétersbourg, plus connu sous le nom d’Orchestre Académique et Philarmonique… Dmitri Chostakovitch.

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